Prologue Les couleurs fauves des feuilles soulignaient le bleu azur d'un ciel d'automne parsemé de quelques nuages ici et là. La petite Ryuuzaki Kyoko humait l'air frais et l'odeur des feuilles humides. Armée de ses bottes en caoutchouc bleu et son petit imperméable vert sombre, la fillette se promenait du côté du temple de Kinzanji où la nature était encore luxuriante et dont la main de l'homme ne semblait pas avoir encore touchée. C'est ce qu'elle avait dit à sa mère, Sumire, mais en réalité, Kyoko espérait secrètement apercevoir quelqu'un qu'elle avait vu fugacement, comme une sorte de rêve, un être qui dégageait une lumière incroyable. La petite l'avait croisé en se rendant au temple avec sa mère pour l'offrande traditionnelle et elle avait été émerveillée par cet éclat et les sensations qu'elle avait éprouvées en la recevant, comme une douce chaleur d'été.
"Je me demande qui cela peut-il bien être, " s'interrogea Kyoko en s'asseyant près d'un chêne.
Elle n'avait pour ainsi dire, aucune information ; peut être même qu'elle courait après une chimère.
Du haut de ses dix ans, Kyoko était une drôle de gamine : assurée, indépendante, possédant d'étonnants cheveux mi-cuivre mi-or avec de grands yeux d'un vert profond qui semblaient vous scruter pour deviner quel secret vous cachiez. Joueuse de tennis depuis sa plus tendre enfance, l'adolescente n'était pas tellement grande, juste suffisamment pour son âge, avec des formes prédisant pour elle un corps d'athlète. Bien que cette jeune fille bouillonnait de vie et de curiosité, il lui arrivait parfois de laisser s'échapper un regard rêveur vers quelque chose qu'elle seule pouvait voir, ses pensées se diriger vers un songe qu'elle seule pouvait atteindre. Sumire ne savait pas ce qui se passait réellement dans son esprit, trouvant que sa propre fille était difficile à cerner. Peut être le décès prématuré de son père d'un cancer était la cause de sa personnalité un peu froide. Malgré l'affection que lui portait sa mère et sa petite sœur Chihiko, Kyoko ne semblait pas disposée à s'attacher à qui que ce soit. Néanmoins, l'adolescente savait quelque part au fond d'elle même qu'elle était passionnée, plus que l'on ne croyait. Cette pensée était encore floue, un peu effrayante mais bien réelle.
"Il faudrait peut être que je rentre, soupira Kyoko, un peu déçue d'avoir fait le trajet pour des prunes. J'ai dû rêver.
-Rêver de quoi?"
La jeune fille se retourna, surprise. Durant un instant, elle resta sans voix ; devant elle se tenait cet être qu'elle avait croisé et qui dégageait une incroyable lumière. Elle reconnut les vêtements que l'homme portait : une toge de moine bouddhiste. C'était donc un bonze.
"Tu t'es perdue, jeune demoiselle? Reprit l'homme.
-Euh... Pas du tout. En fait..."
Kyoko se tut quelques instants, hésitante. Pour la première fois, l'adolescente se sentait dans l'incapacité de dire quoi que ce soit et encore moins d'avouer la raison pour laquelle elle était dans les parages. Cet homme possédait pourtant quelque chose qui l'apaisait.
"Au fait, je me présente, reprit le moine. Je m'appelle Komyô Sanzô.
-Je m'appelle Ryuuzaki Kyoko. J'ai dix ans.
-Kyoko... C'est curieux... Je pensais au début que tu t'appelais plutôt Katsumi ou Katsuki. [1]
-Hein? Pourquoi?
-Tes yeux... Reprit Komyô. Ils reflètent la détermination à gagner."
De nouveau, l'adolescente demeura sans voix ; ce fut le moine qui reprit.
"Ceci dit, Kyoko te va bien.
-Je... Je vous remercie. Je..."
Un nouveau silence s'établit. Kyoko hésitait ; elle voulait avouer à cet homme qu'elle voulait le voir, qu'elle avait été fascinée par la lumière qu'il dégageait. Prenant une soudaine inspiration, la jeune fille se jeta à l'eau.
"Komyô-dono... En fait, je suis là car je vous avais aperçu il y a quelques temps déjà...
-Je me disais aussi que ton visage ne m'était pas inconnu.
-C'est vrai? S'écria Kyoko avant de reprendre, enhardie. Je trouvais... Je trouvais que vous ressembliez à la lumière. C'est pour ça... que je tenais à vous revoir. Vous semblez tellement différent aux gens que je vois à l'école, même mes professeurs.
-Vraiment? Pourtant, je ne crois pas être si extraordinaire que cela. Mais au fait, le soleil commence à décliner, tu devrais rentrer chez toi, tes parents vont s'inquiéter."
L'adolescente consulta sa montre et sursauta ; il était près de dix-sept heures. Effectivement, si elle ne se dépêchait pas, Kyoko risquait de se prendre une brasse par sa mère.
"Vous avez raison, lui répondit-elle avant de lui demander, est-ce que nous nous reverrons?
-Mais naturellement, j'en suis certain. Je suis au Temple Kinzanji. Je serai ravi de te revoir pour discuter.
-Moi aussi. Je vous promets de venir vous rendre visite, Komyô-dono.
-Appelle-moi simplement Komyô-chan. Répliqua ce dernier en souriant.
-Mais je... Vous êtes quelqu'un d'important.
-Pas plus que toi.
-Mais...
-Ne t'inquiète pas, j'aimerai mieux que tu me donnes pas le qualificatif de "dono". C'est gênant, et je suis pas un Sanzô depuis très longtemps.
-Dans ce cas, laissez-moi vous appeler Komyô-san.
-Bon, c'est d'accord. J'ai été très heureux de faire ta connaissance, Kyoko-chan.
-Oui, moi aussi. A bientôt."
A regret, la jeune fille s'éloigna pour rentrer à Tôkyô.
Durant la semaine qui suivit sa rencontre avec Komyô Sanzô, Kyoko avait l'impression d'être tombée dans une sorte de léthargie qui la rendait indifférente à tout ce qui l'entourait, y compris le tennis qu'elle aimait beaucoup. Sumire ne savait pas comment aider sa fille à sortir de cette langueur qui lui donnait l'impression d'avoir affaire au fantôme de sa fille. Même ses camarades de classe, ses coéquipières de tennis et sa meilleure amie Natsume Arisa ne comprenaient l'état de Kyoko. Par ailleurs, cette dernière refusait d'expliquer quoi que ce soit. Tout ce qu'elle voulait, c'est retourner voir Komyô, discuter avec lui. Il faisait très jeune mais, en plus de sa chaleur, il dégageait quelque chose d'indéfinissable, comme si la sagesse avait pris un visage en sa personne. Aucune des personnes de son entourage ne possédait une telle aura.
Cependant, le samedi suivant sa rencontre, Kyoko n'en pouvait plus. Irrésistiblement, sa promenade hebdomadaire la conduisit doucement mais sûrement vers le temple. Comme dans une sorte de brouillard, l'adolescente se retrouva en bas des marches de Kinzanji. Réalisant où elle se trouvait, Kyoko commença à rebrousser chemin quand elle tomba nez à nez avec Komyô en personne.
"Bonjour, Kyoko-chan! Tu es venue finalement?
-Euh... Komyô-san... Bonjour. Bafouilla l'intéressée. Je... J'avais envie de vous revoir. Mais je vous dérange peut être...
-Non, pas du tout. Je voulais griller quelques patates, avec toutes les feuilles ramassées, fit-il en désignant un tas de feuilles mortes. Cela te tente?
-Oui, c'est l'époque." Répondit l'adolescente en souriant.
Le moine sortit un briquet et demanda à la fillette de veiller au feu pendant qu'il allait chercher quelques pommes de terre. Kyoko obtempéra, trop heureuse de pouvoir passer un moment avec le jeune homme. Pour la première fois depuis une semaine, l'adolescente se sentait revivre, avait l'impression de ne pas se sentir jaugée.
Ils se revirent par la suite régulièrement souvent au Temple où ils partageaient toujours des instants où le temps n'avait plus cours. Ils papotèrent durant plus des heures, racontant leurs vies respectives. Komyô était âgé de vingt ans et était le plus jeune bonze Sanzô de l'histoire. Kyoko lui expliqua de son côté qu'elle pratiquait le tennis et que ses proches mettaient tous leurs espoirs en elle pour qu'elle vive une grande carrière de joueuse.
"Mais je ne suis pas sûre que c'est ce que je souhaite, au fond. J'aime le tennis, fit-elle, un peu de nostalgie dans sa voix. Mais devenir célèbre ou battre les meilleurs ne m'intéressent pas plus que ça.
-Alors, pourquoi pratiques-tu ce sport?
-J'aime bien les sensations que cela me procure... Mais...
-Mais..."
Kyoko resta silencieuse. Elle aimait le tennis, c'était certain. Mais ce n'était pas cela, sa vie. Ce qu'elle souhaitait vraiment...
"Komyô-san...
-Hum...
-Je... Je veux vous faire une promesse. J'aimerai tellement, tellement rester à vos côtés mais je suis encore si jeune.
-Moi aussi, lui répondit le moine à la surprise de la jeune fille.
-C'est vrai? Murmura t’elle en rougissant. Alors... Alors je vous promets que lorsque j'aurai seize ans, je viendrai vous rejoindre pour rester toujours avec vous."
Komyô resta un instant pensif, ses yeux scrutant le visage de Kyoko. Il devait le reconnaître, même si pour le moment, elle restait une enfant, le moine se sentait heureux en sa présence. Il s'agenouilla à la hauteur de l'adolescente.
"Et moi, je promets d'attendre ce jour. En attendant, travaille bien à l'école, vis chaque jour du mieux que tu peux jusqu'au jour on pourra rester ensemble.
-Oui, c'est notre promesse. Répondit Kyoko. Notre promesse à tous les deux."
[1]Katsumi signifiant "Beauté Victorieuse" en japonais et Katsuki "espoir de la victoire"